Ici à Montréal, tout va bien.
Par M.A.N. (Marc-Adrien Nières) L’Imprimerie Nocturne
C’était un vendredi. Je me levais tôt, trop tôt peut-être. Après avoir petit-déjeuner, et contrairement à l’usage, je repartais me coucher. À l’ancienne, comme lorsque j’étais ado, que le monde et moi-même me rebutaient. Une demi-heure, une heure, plus longuement peut-être : je n’avais pas envie. Ce vendredi là, je n’avais pas la volonté. De me lever, de dessiner ou d’écrire, de partir travailler, de voir des gens, de parler. Du fond de mon lit ma réaction me surprenait. J’avais des choses à faire. Je culpabilisais de ce retour à l’oisiveté. Puis comme toujours l’on met un pas et puis un autre. Il y a les vêtements que l’on enfile, la porte que l’on ferme, le retard que l’on prend, l’attente et le métro, enfin.
Vendôme : quartier Westmount, je crois qu’il faisait beau. En sortant du métro, reboutonnant le haut de mon manteau, je me répétais ces trois mots simples : « Bosse, rentre, pionce ». Je me rappelle, avançant sur Sherbrooke m’être dit, suggéré, ordonné, de me placer dans cet état d’esprit : faire simple, ne pas trop réfléchir. « Tu bosses, tu rentres, tu pionces ».
Bosse alors.
J’avais demandé à ne pas être envoyé au café. Je craignais de ne pouvoir faire face « convenablement » à la politesse très secondaire, très sélective, très approximative de certains clients. Je faisais quelques tâches dans le magasin, lorsqu’un habitué vint me voir, « Donne moi un 100 grammes de céleri et de salade niçoise dans le même contenant, s’te plaît ». Pour t’expliquer, la pâtisserie où je travaille fait également boulanger, traiteur et café. Un salon de thé comme disent certains. Un couteau-suisse comme disent les autres.
« Tu viens de France pas vrai ? Moi je suis né au Maroc. À 18 ans mon père a voulu m’envoyer en France. Je lui ai dit : non papa, moi je vais aller vivre au Canada ! Mais il y a tous tes copains qui vont en France, mon père m’a répondu. C’est pas grave papa, je veux partir vivre au Canada ». Je finissais de remplir ses 100 grammes de « de salade rémou-niçoise » lorsqu’il me raconta son anecdote. Cela m’a marqué, d’autant que nous n’avions jamais pris la peine de discuter avant ce jour là. Il terminait son histoire par un laconique : « Il y a beaucoup de racisme en France ». Le menant à la caisse, j’embarquais sur le sujet. J’aurais du me souvenir : faire simple, ne pas trop réfléchir.
Le client est revenu plus tard dans la journée. Il était 17h. Je crois qu’il faisait nuit. J’étais au café, à nettoyer la machine, à servir un americano ou à conter fleurette… Il y a 6 heures de décalage horaire entre le Québec et la France, il était 23h chez toi, tu commençais à être bourré. Moi, j’entendais cette phrase qui reviendrait en boucle toute cette maudite journée. « Il y a des attentats à Paris! Il y a eu une explosion au stade de France ! ». Je prenais soin de ne pas extrapoler : c’était peut-être un accident, une fuite de gaz, un truc du style, va-t’en savoir ? Je passais les deux dernières heures avant la fermeture, à récolter les menues informations que les clients pouvaient me donner. « There’s a terrorist attack, right now in Paris ! Hostages at the Bataclan, a gunfight during a heavy metal show ».
« Bordel de …, fais… putain merde. »
Arrivait 19h et la fermeture du magasin, le rangement de la boutique, le départ vers chez moi, enfin.
Rentre alors.
Mais je n’avais pas l’envie. Je voulais discuter avec des gens, voir la télé, entendre ce qui ce passait. Ce qui se déroulait encore. Je pris la direction du domicile d’un ami qui m’accueillit chaleureusement. Sa télé tournait depuis quelques heures, les infos en continu informaient en continu. Alors j’ai vu, j’ai entendu, j’ai appris que… Une dramatique réalité se précisait au fil de l’heure que je passais chez lui.
Je repris le métro deux heures après, groggi, déboussolé, attristé. Arrivé chez moi, j’allumais compulsivement l’ordinateur. Aucuns messages de mes proches. Je ne connais pas grand monde sur Paris. Mes parents y ont un pied-à-terre et ils s’y rendent souvent. Une chance qu’ils ne soient pas de grands amateurs de Heavy metal. J’apprenais que l’obscur groupe qui jouait cette soirée-là, n’était autre que les « Eagles of death metal ». Il se trouvait tout à coup, des gens que je pouvais identifier.
Pionce alors.
J’éteignais les écrans, la tête au bord du précipice. Je m’allongeais en me disant : « Voilà comment se termine l’année 2015 ?! Par des attentats, comme elle s’était ouverte… Qu’est-ce que cela dit de nous, qu’est-ce que cela annonce pour la suite ? » Ce vendredi 13 Novembre quelque chose a basculé. Le pire est devant possiblement . Tandis que ce soir-là j’avais du mal à fermer l’oeil, pour m’apaiser je me disais : « La volonté de chacun dessine l’avenir de tous. » Après cela on ne sait pas.
Ici, au Québec tout va bien.
Ici à Rennes tout va bien.
Ne rien dire, ne rien écrire… ne rien dire, ne rien écrire. Voilà ce que je me suis dit tout ce temps. Ne rien commenter sur Facebook. Ne pas commenter les salauds qui trouvent prétexte à dégueuler leur haine, qui partagent des fakes montrant des jeunes musulmans criant leur joie… ne pas commenter non plus les drapeaux français qui recouvrent désormais les photos de profils, ne pas commenter les belles remontrances des insensibles, ne pas commenter les pleurnichards plus tristes que les tristes parmi les tristes, ne pas commenter les partages intempestifs d’explication des causes, de machin truc, du pourquoi on est là et de la raison pour laquelle on doit fermer sa gueule et pas être triste parce que c’est normal si on se fait exploser, etc, etc. Ne rien commenter, ne rien dire, ne rien écrire…
Voilà ce que je me suis dit… depuis tout ce temps.
En vrai, je vais t’avouer un truc… ils me bouffent toutes et tous. Je vais passer pour un con… mais je vais dire la stricte vérité, celle qui me concerne.
Le soir où c’est arrivé, j’étais chez des potes, dans le centre-ville de Rennes. En sortant de la voiture, j’avais marché dans une merde. Pied gauche… porte bonheur… bien, très bien, que je me dis alors. On débarque les affaires du bébé… on est 6, 7 avec Marius.
On me propose un Ti-punch. « OOOOh, la vache, du rhum, t’es sûr ? » que je fais. Je suis pas habitué au rhum. Le whisky, la bière, le vin, tout ça, ok… mais le rhum que dalle. Ça me pique sévère. On s’en siffle quelques-uns. Je fais une pause pour coucher le marmot. J’en reprends un. On cause de tout, de rien… je me souviens plus bien d’ailleurs. Mais le rhum affleure déjà les deux hémisphères de mon cerveau, le lobe frontal et tout le bazar… j’ouvre la porte fenêtre qui donne sur la rue des Francs Bourgeois… une belle rue, en travaux actuellement, du centre-ville… côté huppé. Je veux dire, c’est pas Saint-Anne et ses punks à chiens, ou encore République et ses dealers à casquettes… A ce moment-là, mon pote, Julien, me rejoint, et on cause parcmètre, stationnement dans le centre-ville, tout en tirant sur nos tiges… au regard de ce qui se passe à ce moment-là à Paris, ça parait complètement crétin de causer de ça…
Julien rentre. Je tire encore quelques tafs. Manon, une copine, arrive de la cuisine le sourire retourné… livide… les joues tombantes… « y a des fusillades à Paris en ce moment » dit-elle en tapotant sur son portable…
En quelques secondes, Whatsapp fonctionne à plein régime, Facebook, textos, ça déglingue les ondes… je suis figé à la fenêtre, la clope dans le bec… j’en suis presque à me dire… « mais bon dieu, on peut pas fumer et boire tranquillement ce soir… on verra ça demain ? Hein ? Merde » que je me dis presque, dans ma tête… je pige pas vraiment ce qui se passe et mon égoisme primaire face à une bonne goulée et une bonne clope me rattrape. D’autant que je suis déjà à moitié bourré… le rhum m’arrache le tuyau de l’œsophage. Et je déteste quand les gens se fixent à leur portable… même si ça m’arrive. Je déteste quand les autres le font…
Bref. On cause. On commente ce qui se passe. On dit déjà qu’y’a des cons qui vont en profiter pour raconter des conneries. Commenter avec de la merde dans la bouche… que les musulmans de France et d’ailleurs vont encore en prendre plein la gueule… etc.
Et moi, ce qui me débecte le plus… c’est l’émotion générale… l’émulsion collective… ce genre de monstre désarticulé qui sort des boites surprises avec un bruit effrayant… tu vois ce truc ? Quelle que soit la réaction, j’ai l’impression d’y voir comme quelque chose de surfait… les gens qui pleurent plus qu’ils ne devraient m’énervent… ceux qui ne pleurent pas m’énervent… ceux qui intellectualisent m’énervent… ceux qui tamporisent m’énervent… tous, tous… tous… et dans chaque réaction je me retrouve un peu… et je déteste me retrouver… je suis cérébral et j’analyse la moindre parcelle de spontanéité. Comme si je n’y croyais pas.
On allume BFM. Exaspérant. On éteint BFM.
On se met à table. C’est bon ce qu’ils nous ont préparé. Chaque personne réagit différemment. Moi je joue le sceptique. Le gars pas triste, presque « je-m’en-foutiste ». J’analyse tout. Les causes, nombreuses, les pourquoi…
Et puis je suis bourré.
Le lendemain, je me réveille avec les petits cris de Marius… il chouine. Il a faim. J’ai le crâne fissuré. Y a des kangourous qui sautent là-dedans et qui foutent le bordel… ça fait mal… On prend le petit-déjeuner tous ensemble. Et je réalise alors.
Charlotte est plus sereine. Sa sœur était à côté du Bataclan. Elle va bien. Sous le choc… probablement. Mon cousin habite à République… j’envoie un message. OK. Un super pote était au Stade de France. Ok aussi. Putain, je réalise. Merde. C’est foutrement vrai. C’était à deux doigts aussi pour ceux-là… ceux que je connaissais… c’est pas une foutue explosion à dix mille bornes où je connais personne… où une fusillade dans une université kenyane où y a pas un pélos que je connaisse… bon dieu (même si j’y crois pas) c’était bien là… à Paris, où j’ai trimballé mes guiboles plus d’une fois, où mes potes sortent, où j’ai de la famille…. J’ai réalisé… et j’ai plongé dans un mutisme complet.
Ne rien dire, ne rien écrire. Ne rien dire, ne rien écrire.
J’ai eu une gueule de bois de plusieurs jours ensuite. Parce que le lendemain, samedi, on s’en est pris une belle encore… on fêtait le départ de mon meilleur pote en Nouvelle-Calédonie… et ça faisait 3 ou 4 jours qu’on sortait le soir… j’ai mis du temps à m’en remettre… et le lundi soir, quand je suis rentré du boulot… j’ai eu un moment un peu particulier, en voiture, où j’ai eu envie de pleurer… ah putain ça m’a énervé… je déteste les gens plus tristes que les tristes parmi les tristes… mais je pensais à Marius, j’écoutais la radio, j’imaginais le pire, et tout se mélangeait comme un beau bordel et les larmes me montaient aux yeux…
Je suis rentré, j’ai embrassé Charlotte, Marius… j’ai ouvert Facebook… et j’ai vu tous ces cons qui partagent des trucs… les sceptiques, les insensibles qu’acceptent pas qu’on pleure, les sensibles qui pleurent trop, les patriotes, les anti-sécurité, les machins choses et les machins trucs… tous des cons bordel… comme moi.
Ici à Rennes tout va bien.
(crédit photo : Nathalie Simon-Clerc)
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