Ici à Rennes tout va bien.
Par Sylvain Bertrand, chroniqueur
L’Imprimerie nocturne
Le temps se maintient. « Y a du soleil mais fait frrrrroid » dirait ma grand-mère, avec le r roulé comme dans les vieux films.
Je t’ai déjà dit, j’ai une bicoque à la campagne maintenant. Sud de Rennes.
L’autre jour, j’apprends, par le plus grand des hasards, qu’à 10 minutes de chez moi y a un bourg qui s’appelle Soulvache. Comme une vache soûle. Et que dans ce bourg, y a un bar qui s’appelle le Papier Buvard. Et que ce bar, qui fait aussi alimentation, café librairie, concert, propose tout un tas d’actions collectives. J’apprends encore, en achetant mon pain à un type qui le fabrique dans un fournil partagé, qu’il y a un lieu, dans ce même village, qui s’appelle le Manoir de la Grée. Et que dans ce manoir vit une sorte de communauté. Potager partagé, fournil partagé, initiatives collectives et tout le bazar.
Je me réjouis.
Mercredi soir je m’y rends. Avec ma copine, mon fils, un pote et une autre pote.
On file sur les routes de campagne. Travaux, routes fermés. Je gueule dans la bagnole. Finalement la place du village (quelque 300 habitants) se dessine sur les contours de l’église hideuse.
Une place toute simple. Le Papier buvard sur toute une longueur de bâtisse. Un graph sublime sur la façade. Ou deux bons hommes, types ogres, trinquent à la gloire du liquide pourpre.
On descend de la voiture. On nous salue. « Bonjour » disent-ils, ceux qui causent à l’extérieur. De bon cœur, avec de la musique dans la voix. On vient nous serrer la main, nous claquer des bises. On nous dit que ce soir y a une réunion pour le SEL.
Le SEL, c’est une initiative qui consiste à échanger des savoirs. L’un propose ses talents de coiffeur, l’autre de jardinier, voire d’écriture pourquoi pas, ou encore de bricoleur, d’illustrateur, de grapheur, etc. L’idée nous enchante.
On commande une bière locale. Très bonne. Trois gorgées et c’est bouclé. On en recommande une.
A côté ça bricole. Ouverture d’un magasin gratuit prochainement. Les gens amèneront des denrées, des outils, des affaires, que sais-je ! et pourront en échange se servir dans ce qui les intéresse. Magasin gratuit. Troc. Echange. Je trouve l’idée séduisante.
On taille la bavette avec sérénité.
Le ciel se couche. La réunion se termine. La patronne, file en cuisine. Ramène une marmite où a mijoté un quelque chose qui sent merveilleusement bon. Ils s’attablent tous. On nous propose, on dit que ça va, on mangera plus tard.
Je vois quelques flyers et affiches. Ça dit sur l’un des petits papiers qu’il y a du pain tous les vendredis (du Manoir de la Grée), de la viande du coin, des œufs…
Je jette un coup d’œil aux bouquins. Thème principal : anarchisme. Je feuillette.
Y a de tout dans le bar. Des libertaires content de trouver un coin à eux. De jeunes bobos avec marmot en bandoulière. Des vieux briscards, natifs… des jeunes… et… et… le maire, cheveux longs, blancs, qui lui descendent plus bas que cou… gueule de motard anar… c’est bien la première fois que je vois un maire avec cette dégaine. Je me dis que le village à tout pour me plaire.
« Le centre du monde », me sort le mec de Caroline, celle qui tient le bar. Ils le tiennent à deux finalement que j’apprends.
Fait tout noir. ça commence à geler sévère, le pull suffit plus. On engloutit une dernière bière.
J’ai de la reconnaissance tout plein pour le lieu. Je dis que je reviendrai souvent. Envie de m’investir.
On prend la voiture. On écoute Le paradis des voyageurs, mix entre de la musique africaine, tibétaine, etc. La voix de la chanteuse nous transporte alors que la carlingue zigzag sur les routes flanquées de tous côtés par les champs, les collines, les vieilles maisons de pierres, les corneilles qui rentrent au nid, les renards qui cherchent à se remplir le bide et c’est la nuit qui chante comme à la naissance du monde.
Ici à Rennes tout va bien.
Ici à Montréal, tout va bien.
Par M.A.N., chroniqueur
L’imprimerie nocturne
C’est peut-être injuste et certainement violent, mais une chose est sûre, les êtres humains naissent absolument, totalement, fondamentalement inégaux entre eux.
La faute à une nature qui s’en cogne comme de sa première amibe, que l’on soit nain ou géant, hétéro, suisse, malade ou qu’on habite Aubervilliers. Si la nature se contrefout que je ne puisse prétendre à une carrière en NBA, nos démocraties, elles, ont pour devoir de nous faire entrevoir une possible égalité commune, en droit tout au moins. Ici encore, je n’apprends rien à personne, l’affaire est compliquée. Tous les Balkany et les Sarkozy du monde, sont là pour nous le rappeler.
J’ai une amie (dont je ne donnerai pas le nom) qui travaille à Montréal auprès des personnes les plus démunies. En compagnie de celles et ceux que bien souvent l’égalité oublie. Je souhaitais t’en parler dans le cadre des initiatives, qu’elles soient individuelles ou collectives (comme pour Soulvache), professionnelles (voir l’article sur Cybercap) ou personnelles, qui donnent à nos sociétés quelques lettres de noblesses et, en l’avenir de l’homme, quelques maigres lueurs.
« J’ai le plexus solaire dans les ténèbres »
C’est ce que Gandalf a dû se dire en tombant dans la Moria. Pourtant la phrase n’est pas de Tolkien, et encore moins de moi. L’amie dont je te parle, l’a tient d’une des femmes du centre d’accueil pour lequel elle travaille. Un centre communautaire (dont je ne donnerai pas le nom) exclusivement réservé à celles-ci. Ce n’est pas compliqué: encore aujourd’hui, les femmes font partie des populations les plus vulnérables qui soient. Et le centre dont il est question, se donne pour mission d’aider celles sans logements, de les accueillir de manière temporaire ou sur le long terme. « La plupart arrivent avec de gros problèmes relationnels. Notre travail consiste à leur apporter une aide, une écoute, un soutien, et à leur assurer un environnement sécuritaire. C’est essentiel afin de mieux les comprendre, les aider et les accompagner. Il faut respecter ces femmes dans leur souffrance, leur parcours et leurs blessures. Il ne faut pas les juger.
L’accueil se fait à toute heure du jour et de la nuit, « Le plus souvent, ce sont les flics ou les ambulanciers qui nous les amènent. » Elles arrivent parfois intoxiquées, ou terminant leur passe, avec le nez pété… Il y a aussi les problèmes liés à la toxicomanie, ou à des pathologies psychiatriques avec ou sans rapport avec la drogue. Les femmes sont de tout âge, de toute nationalité, et leurs parcours de vie sont très différents. « Cela va de celles qui sont victimes de violences ou d’inceste, à celles qui sont à la rue et qui font le trottoir, en passant par ces femmes qui, pour une raison X ou Y, ont juste besoin d’avoir accès à un refuge durant une ou plusieurs nuits. »
Le centre veille sur elles, il leur offre de quoi dormir, se nourrir, se laver, s’habiller… Les hommes sont exclus du lieu, afin d’assurer un environnement sécuritaire, apaisant et confidentiel. « Ce sont souvent des femmes battues, ou maltraitée par des hommes. Ici, elles savent qu’elles sont en sécurité, dans un endroit confidentiel et protégé. » Pour celles qui le souhaitent, le centre les aide également dans leurs démarches administratives. Plus globalement, il leur offre la possibilité d’un refuge et d’une écoute sans jugement. « Elles n’ont plus confiance en l’autre, bien souvent le lien social est brisé. Certaines ont des traumatismes liés à l’enfance, une peur de l’abandon, l’angoisse d’être rejetées, la peur de subir les injustices du quotidien… »
Mon coeur est malade, c’est un papier froissé, strillé, brisé…
Cela entraine de vraies difficultés, m’explique t-elle : « Il faut parvenir à gérer les crises. Il y a des pathologies psychiatriques, des problèmes liés à la consommation de stupéfiants… Certaines acceptent mal le refus, qu’elles peuvent interpréter comme un rejet. Il faut aussi surveiller leur prise des médicaments. Certaines savent qu’elles sont dangereuses sans leurs médocs. «
Le centre ne compte ni médecins ni ambulanciers, bien que celui-ci travaille de concert avec eux. Par chance, la violence et les agressions physiques sont plutôt rares. « Elles sont bien traitées, elles peuvent manger, se doucher, faire leur lessive… Parfois le centre est leur dernier espoir, elles sont refusées de partout. »
Mon amie m’explique qu’une des difficultés majeures pour elle (au delà de parvenir à déchiffrer l’accent d’une SDF acadienne avec les dents cassées) tient aux histoires qu’elle peut entendre : « C’est une chose de s’imaginer ce que ces femmes ont subies, c’en est une autre de l’entendre. Récemment l’une d’elle m’a dit : mon coeur est malade, c’est un papier froissé, strillé, brisé… On a pas idée des horreurs que certaines ont vécues. »
Lorsque je demande a mon amie ce qui, selon elle, peut contribuer à améliorer le fonctionnement de de ces centres, elle me répond : les subventions. Puis précise le fond de sa pensée : « Ouvrir des lits, c’est la galère ; demander des subventions, c’est la galère. Il y a une demande de résultats de la part des politiques. Ils veulent des chiffres à donner à leur administrés, à leurs électeurs… Ils veulent savoir si tous les lits sont remplis… L’ancien gouvernement fédéral de monsieur Harper, voulait mettre tous les SDF dans des appartements, afin de pouvoir dire : » on a sorti tant d’itinérants de la rue… ». On ne peut pas forcer les gens à aller en appartement. On ne peut pas claquer des doigts et dire : » ça y est, c’est résolu ». C’est un problème extrêmement plus complexe. »
Dernièrement au Québec, l’un des plus anciens centres de désintoxication de la province, le centre Mélaric, annonçait être contraint de fermer ses portes. En cause, les récentes coupes budgétaires dans les « aides sociales » faites par le gouvernement provincial du premier ministre Couillard. Si l’affaire semble, aux dernières nouvelles, avoir trouvé un aboutissement positif, cette histoire montre toute la fragilité des centres d’accueil, et la difficulté de leur autonomie.
Je termine en te citant cette réflexion, trouvée sur le site de la RAPSIM (réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal), qui nous éclaire intelligemment sur la manière dont nos sociétés traitent les problèmes liés, par exemple, à l’itinérance :
» L’histoire de l’itinérance et des interventions à son endroit témoigne d’une oscillation permanente entre l’aide accordée aux personnes en situation d’itinérance et le contrôle exercé à l’égard de celles-ci. Cette oscillation s’explique le plus souvent par la situation de la société elle-même, qui lorsqu’elle est en crise ou en transformation, a tendance à pénaliser et contrôler davantage ses populations pauvres dans un réflexe sécuritaire. »
À bon entendeur.
Ici à Montréal, tout va bien.