Ici à Rennes, tout va bien.
Par Sylvain Bertrand
Il a plu pendant une semaine. A recouvrir les rues et les routes. Des trombes. Avec presque pas de lumières. Ça a pété vendredi alors que je filais vers Bruxelles avec des amis pour un week-end chargé d’émotions. Départs en voyage, câlins, les cheveux qui poussent à l’envers, Karmeliet et tout le toutim de larmes dans le bide. Je suis revenu mélancolique à souhait et il n’arrêtait pas de pleuvoir.
Des grosses flanquées sur les carreaux. Avec des ruisseaux de haut en bas.
Sur la route du retour, alors que nous approchions, doucement, de Rennes, on a apprit que Benoit Hamon avait remporté la primaire du parti socialiste. Instinctivement ça a été un soulagement pour tous. De se dire que Valls va disparaitre, c’est du baume, du décontractant sur les nœuds musculaires, du Gaviscon pour mes ulcères…
Après que ce soit Hamon… moi…
Ça se réjouit dans tous les sens, ça parle tout le temps en ce moment, ça dit oui le revenu universel, ça dit même qu’il dit non à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, ça le dit je te jure, ça dit encore qu’il défend le 49.3 citoyen mon pote… des choses comme ça… qui passent pour des aberrations pour une bonne partie de sa classe, celle qui suivait le crispé Catalan.
Moi ce que je me dis, c’est qu’on se met toujours à trop parler dans ces moments-là. Ça cause dans les couloirs, devant les télés, dans la rue, aux terrasses des cafés, sur des bouts de chemins détrempés. On parle, on parle, on commente les programmes, on dit que ça c’est mieux que ça. Sans se rappeler… sans se souvenir. Que les institutions ne changent pas. Que les protagonistes ne changent pas. Que les soutiens financiers ne changent pas. Que les pôles économiques et financiers qui font claquer leurs grosses mains dodues dans les hémicycles ne changent pas. Que le désenchantement rythme les échéances. Que la représentation politique est un leurre que Rousseau méprisait dans son contrat social.
On ne se souvient pas.
Alors Hamon… moi…
On nous tartine aussi avec Jadot, l’écologiste, dont le parti s’est tant de fois fourvoyé, mêlé. Suffit que le Parti socialiste arrive au pouvoir, qu’on accoure pour prendre quelques menus ministères.
Et avec Fillon et ses casseroles. Et sa bigoterie hideuse.
Et avec Mélenchon, le tribun, le jacobin. Qui nous ferait presque rêver s’il n’était pas tribun, jacobin.
Et celle qu’on nomme désormais Marine qui tente de fermer sa gueule pour faire son trou. Qu’elle le creuse son trou!
Et les autres, ceux qu’on n’entend pas, comme d’habitude.
Et il pleut. Encore. Toujours.
Y a des tas de feuilles mortes collées au sol sur ma terrasse. Ma table d’été en plastique est restée dehors, elle attend le soleil. J’ai même laissé le bar à vin que j’ai construit en palette pour me rappeler que c’était bien l’été dernier. Qu’on a bu plus que de raison, comme d’habitude, avec les amis. Mais surtout pour me rappeler qu’avec eux, j’ai le sentiment que je m’en fous de tout le reste… je m’en fous de savoir que ces connards lessivent leurs fringues sales pour faire du neuf… je sais qu’avec ces gens-là, ceux que j’aime et qu’ont du courage dans la tête et dans le ventre, on construira du collectif, du commun… on installera nos convictions plantées-là comme des hameaux bienveillants, on tendra notre cou, on bombera notre torse, fiers comme des gens heureux.
Les mains dans la terre, la tête dans les livres, Ni dieu ni maître, on se plantera là, comme une cabane de Walden, fiers comme des gens heureux.
Fiers comme des gens heureux mon pote.
Ici à Rennes, tout va bien.
Ici à Montréal, tout va bien.
Par M.A.N.
À Val d’Espoir en Gaspésie, il s’est passé quelque chose. Fred n’a pas vu son ombre. Il se souvenait qu’elle était là, planquée quelque part. Mais rien à faire, cet hiver Fred n’a pas vu son ombre. En Nouvelle-Écosse non plus, Sam n’a pas vu son ombre. Dans son souvenir elle s’y trouvait pourtant. Hier, lorsque de grosses mains avides sont venues le tirer de son sommeil, Sam n’était pas confiant. Il avait la pression.
Seulement voilà : rien, pas d’ombre, que dalle… Comme son collègue. Les deux marmottes s’interrogent, est-ce nous ou bien ?
À plusieurs miles de là à dos de pigeon, perdu dans les terres de Pennsylvanie, Phil est moins optimiste que ses deux collègues canadiens. Il a vu l’ombre, il en est sûr. Pas de discussion, il rentre dormir.
Compromis difficile cette année encore chez les marmottes : au jeu des ombres celui qui voit a déjà perdu.
J’avance dans les rues, calfeutré dans mon manteau. Le bonnet vissé, le col remonté, les gants ajustés. Plusieurs paires de chaussettes enfilées sur les panards, mes vieilles godasses à la Doctor Who aux pieds. Des chaussures au cuir rongé par la neige, taché par la pluie, bousculé par le sel, le vent, la poussière de la cité. Il est 1 heure du matin, dehors il n’y a pas âme qui vive. Ni chat, ni chien, ni marmotte, ni pigeon. Pas une ombre au dehors, pas un reflet visible, la nuit est dense, la ville est vide, les structures soudainement abandonnées.
La neige s’abat violemment sur les pentes de l’Udem. Je progresse un pas devant l’autre, glissant dans les allées désertes, m’assurant de ne pas tomber. Derrière-moi, le Mont-Royal. Au loin, les lueurs des buildings d’où des lumières scintillent avant d’être avalées par la nuit. Le vent balaie. Je remonte. Je progresse vers la côte Sainte-Catherine. C’est un retour de taverne où j’ai laissé quelques amis. Mon ancien patron a un nouveau travail, une place dans une prestigieuse pâtisserie de la ville. Les collègues se réunissent, célèbrent la chaleur de rares retrouvailles. Entre les murs, le monde parle, écoute, braille, entend, boit, et mange salé. Cela fume un peu.
Les ombres discutent, elles sont ravies.
Je descends la rue Wiseman. Quelle heure est-il au juste ? Un jour, ici, ce sera le printemps… enfin peut-être. Sam et Fred sont formels : au Québec il frappera tôt cette année. Le temps vire au doux, mais le vent a force de loi. À partir de là, on ne sait jamais. Le mieux, vois-tu, ce serait que tout le monde s’assure de ne pas voir son ombre. Les marmottes le savent, elles. Elles sont sérieuses. Elles ont voté. Si elles fuient leur ombre, c’est pour une bonne raison. Cette trotteuse de présence, cette collabo de l’ego. Une rapporteuse de soi à la lueur du monde disent-elles, un fantôme éphémère qui brille sous le soleil des multivers. Sam et Fred n’aiment pas voir leur ombre et ils ont bien raison. Ils craignent d’en être fascinés.
Je rentre chez moi. La lumière de l’immeuble projette la silhouette d’un être emmitouflé. Sur la porte vitrée, le reflet est formel : c’est un bonhomme de neige.
Un temps passe. Je regarde les actualités : lourd week-end. L’équipe de France de handball l’a remporté, Benoît Hamon aussi. Les jeux sont différents, mais il y a le trophée à la clé. Un vainqueur, un perdant, pas d’homme providentiel, la force d’un collectif clament-ils. C’est le seul point de comparaison qui vaille à mes yeux. La politique est un sport de pouvoir, où jouent dans l’ombre les partis, les intérêts personnels, les financements 2.0, les conseillers en communication emballés dans leurs éléments de langage, les think tank embourbés dans de savants calculs pour faire du neuf avec du vieux, optimiser les incertitudes, rentabiliser les doutes. Pour remporter la babiole, décrocher la breloque à la toute fin du match.
Difficile compromis cette année chez les marmottes. Temps incertains, précaires, troublés.
Comme Sam et Fred, lorsqu’il y a trop d’ombres, je me retourne… et je m’en vais.
(crédit photo: Pierre Poulard)