Ici, à Montréal, tout va bien.
J’entre ? Je ne suis pas vraiment sûr ; se pourrait-il que je sorte ?
Cet après-midi de février, je suis dans un troquet que je ne connais pas. J’en franchis le seuil de la même manière que je me lève chaque matin : convaincu que la réalité a rendez-vous ici.
Lorsque tu ne sais pas quoi écrire, l’ami, il te suffit d’attendre que quelqu’un se produise. Là, miraculeusement, splendeur et âneries finissent indistinctement par jaillir. Fin février, rue Von Horne, presque 16 h au Café Prague. Je regarde par la fenêtre. Des gamins accompagnent leurs parents qui rentrent de l’école. Le ciel s’habille coloré ces jours-ci… Il est curieux ce temps-là tout de même ! Il a un drôle de look, il mettrait presque mal à l’aise. Laiteuse sa lumière siffle comme un air d’inquiétude. Je ferme l’œil gauche : l’espace est avenant, la chaleur propice. Je ferme l’œil droit : il y a de la tension dans les couleurs ! La serveuse arrive. Je rouvre un œil, voire les deux…
Les cieux comme les troquets aiment bavarder ; qu’importe qu’on les écoute. Ils aiment radoter leurs joies et leurs peines à la lueur du beau petit monde. Dans les troquets comme dans les cieux, volent des photons à la lueur de perte. Qui parlent des fins à venir, et de toutes les morts cachées sous les miroirs d’une nouveauté. Dehors, le temps est beau, car il est inquiet. Et effroyablement effrayant, car il porte des habits qui ne sont pas les siens. Pas en cette saison, du moins.
À Outremont, la neige avait commencé à fondre, et de gigantesques flaques envahissaient l’abord des trottoirs. Nous étions fin février ; régnait sur la ville un faux-air de printemps. Treize degrés étaient attendus pendant cette fin de semaine. Un record depuis 1956, lisait-on. À cette époque, je priais le ciel qu’on vienne s’asseoir à la table d’à côté et que j’aie d’autres choses à te raconter.
Parfois, lorsque l’on s’adresse à l’univers (ou aux décisionnaires subtils d’une certaine force des choses), les souhaits balbutiés se voient « curieusement » exaucés. Dans ce café, à cet instant précis, deux Françaises assises à la table d’à côté s’embarquent dans les prémices d’une riche conversation, qu’elles agrémentent de thé, de café et de tartelettes au citron. Ces dames ont une cinquantaine d’années. Celle à ma droite a de courts cheveux blancs, des lunettes finement cerclées, une discrète barrette noire. C’est la plus âgée des deux, je crois. Elle interroge son amie sur son état de santé. L' »amie » dont il est question ici, a le teint mat, le regard clair, une profonde et mélodieuse voix rauque. Je jette un œil ; puis me replonge aussitôt dans le marc de mon café ! Voilà qu’elles évoquent un divorce… Il y a un an, c’était le bord du gouffre, explique l’amie. Puis de répéter : « C’est officiel, l’argent ne fait pas le bonheur« , trois fois. J’écoute leur conversation d’une oreille attentive. Au gré de cette rencontre, j’aurai peut-être – enfin qui sait – des choses à t’écrire ? Visiblement ces deux-là ont des trucs à se raconter.
L’amie me fait face. Elle a les cheveux tirés, la peau légèrement brûlée, un air et une diction petite-bourgeoise qui au début m’agace un peu. Dans cet accent parigot pourtant trop prononcé, je retrouve certaines tonalités que j’aime bien. Puis en vérité vois-tu, je n’ai pas envie de critiquer ce qu’elle raconte. On entend qu’elle a souffert, qu’elle dut refaire surface.
On en passe tous par là, n’est-ce pas ? Cherchant nos ressources pour mettre à distance la douleur. Les trouvant parfois autour, souvent en nous. Son histoire est banale mais néanmoins unique, sa souffrance personnelle. Être maître de ses actions, accepter qu’elles nous dépassent. Trouver un sentier, même illusoire, une digne conduite à tenir dans notre rôle d’humain. Savoir s’entourer, savoir être son propre refuge. Je n’obtiendrai rien de plus de cette conversation, je me dis… Je range mes crayons, et m’apprête à sortir. Dans mon esprit du moins ! Car je ne suis pas encore levé qu’elles parlent d’autre chose. C’est d’un cauchemar dont il s’agit ici. L’amie fit mauvais songe la nuit passée. J’envisage de me rasseoir sur cette chaise d’où je ne me suis pas encore levé. Un écho vient de se planter dans mon présent, avec une éclatante malice.
Je reste à ma table, mais cesse de prêter attention à la conversation entre les deux amies. J’ai fait un curieux songe vois-tu. Si insidieux qu’il rédige la suite de cet article, une fois encore.
J’entre ? Je ne suis pas vraiment sûr ; se pourrait-il que je sorte ?
Je suis dans un immeuble. Il y a une infinité d’étages. Ce sont des bureaux ; l’espace y est clos, l’atmosphère silencieuse, le plafond franchement bas. Il y a cette moquette : bleu immonde. Je suis à la réception. Je pense, enfin va savoir ? Toutes les pièces se ressemblent ici… Sans portes ni fenêtres, elles se succèdent le long de couloirs qui mènent vers d’autres lieux, sans portes et sans fenêtres aussi, toujours avec cette vilaine moquette bleue. Je vois un ascenseur derrière le bureau, au fond de la pièce. Il y a une chaise devant mais elle est occupée.
Sur les murs, des placards couverts par la tapisserie. Ils ont de petites poignées de fer sur le dessus, prises dans le papier peint également. « On en ouvre une, on arrache tout« , je me dis. La salle est étrangement lumineuse. Je lève la tête : pas une lampe au plafond. Mieux vaut ne pas s’égarer dans ces couloirs. Les gens y disparaissent, puis personne ne se souvient s’ils ont jamais été. Pourtant il ne se passe rien. Et on n’y voit personne. Sauf cette femme assise à son bureau. Cette femme qui procède.
Je l’observe. Elle attend, fixe son ordinateur. Elle est belle. Ses cheveux sont blonds, son regard pâle, son attitude indescriptible. La lueur de l’écran accentue des traits légèrement arrondis. La contempler semble sceller le temps. En sa présence souffle l’effroi. Quelque chose rit sous ce regard, des yeux si calmes que leur folie s’ignore.
Je ne peux sortir d’ici. Si je m’avance elle écrira le déroulement de ce rêve. À mesure que je m’éloignerai, j’entendrai le cliquetis de son clavier s’animer tel le fil d’Ariane destiné à me perdre. Ici chaque couloir est un monde, chaque placard un mouroir. Ici, règne une peur qui a perdu son nom.
Dans mon rêve, une odeur : la puanteur tenace de cadavres en décomposition… Des corps décharnés sont entreposés dans ces placards qu’il ne faut pas ouvrir. Ici des forces jubilent, égorgent, éviscèrent, violent les âmes de celles et de ceux, qui en arpentent les lieux. L’on ne voit rien mais l’on comprend d’autant. Ce n’est pas la mort qui tient ces murs, c’est uniquement la peur ! Une crainte sans nom tourne dans ce dédale sans fin. Un sentiment irraisonné que rien ne vient identifier. Cet endroit, c’est le rappel. L’enfer naît de l’esprit de ceux qui se laissent orchestrer…
Mon rêve à tiroirs se termine ici à la table du Café Prague. Je regarde les nuages qui défilent par la fenêtre, le beau petit monde qui danse autour de moi. D’amour ou de peur, est-ce donc toujours de cela dont il s’agit ? Toujours, je le crois, oui.
Il me revient cette interview de Nina Simone. On lui demandait ce que signifiait la liberté, pour elle. Lorsqu’elle eut fini de rire, elle répondit tout simplement :
« No fear ! »
Ici à Rennes, tout va bien.
Par Sylvain Bertrand
Salut l’ami !
La peur… la peur c’est la mauvaise fée du monde… c’est la sorcière du monde, disait Jacques Brel.Pourtant tout le monde ressent la peur. Qui peut dire qu’il n’a jamais eu peur ? Tout dépend de ce qu’on en fait. Le problème c’est peut-être la paresse aussi. La paresse intellectuelle j’entends.
La peur, la paresse et j’ajouterai la bêtise.
Un beau cocktail. Shaker.
Ça remplit une journée mon pote de flipper à cause d’un attentat… ou du meurtre d’une famille. De ne pas vouloir réfléchir trop parce que la journée de boulot était déjà suffisamment fatigante comme ça. Et de regarder Cyril Hanouna pour décompresser. Ça remplit la journée, la soirée et tout ce foutu bordel. Je me demande comment certains font pour ne pas se réveiller avec des gueules d’ânes. Brayant à tue-tête devant la télévision. Avec le renvoi singulier des échos des autres maisons où braire est devenu un cri de ralliement. Je me demande surtout comment certains font pour réussir à défendre un triptyque pareil.
La peur mon ami, c’est quelque chose. La paresse aussi. Mais putain ce que la bêtise me débecte. Alors les trois ensemble, ça forme une belle petite chorale d’ânes stupides.
S’il y a un truc qui me fait peur, c’est bien ça.
Ça me ramène à des images morbides, d’imaginer à quel point la connerie peut amener loin le populisme et la haine… ça me met des mélodies bien tristes dans les oreilles…
Southern trees bear a strange fruit
J’ai beau adorer la voix de Billie Holiday…
Blood on the leaves and blood at the root
Et lui vouer une sorte d’admiration…
Black bodies swinging in the southern breeze
Cette chanson…
Strange fruit hanging from the poplar trees
… revient me hanter à chaque manifestation de haine, de bêtise et d’ignorance. Comme le flash puissant d’un appareil photographique, ces fruits étranges pendus en haut des peupliers m’apparaissent comme des visions subtilement arrachées à un passé que je n’ai pas connu mais préfigurant un avenir que je connaîtrai peut-être…
Les corps qu’on pend, les femmes qu’on tond, les familles qu’on assassine, les handicapés qu’on jette des fenêtres, ce n’était pas la manifestation d’une époque brutale dont nous serions tout à fait affranchis.
Lieu commun peut-être pour quelques naïfs encore, je pense pourtant que nous sommes mûrs pour les purges et les violences raciales. Ça ne paraîtrait même pas démodé. Pourquoi y échapperait-on ? Alors que tout est en place, on a posé le plateau de jeu sur la table, les pions sont prêts, les cartes distribuées, mon pote, tout y est… y a plus qu’à…
Ça me fend le cœur mon pessimisme, crois-moi. Mais quand je vois comment commence cette campagne présidentielle et ce qu’elle pourra donner, ça ne me rend guère optimiste.
J’étais à un concert l’autre soir… de Thomas Fersen… il a chanté comme d’habitude, comme on aime, avec ses beaux mots, il a raconté ses histoires, avec ses personnages, ses animaux, ses meubles, ses parapluies, ses mouches qui zézeillent…
Le mot de la fin, qui terminait sa dernière chanson, de son troisième ou quatrième rappel, il l’a laissé au public… c’était Révolution. Il a dit « et ça sera le mot de la fin », il est parti en faisant ses révérences, sous les applaudissements du public qui était debout.
Je me suis dit que même dans les révolutions il y a des imbéciles. Je me suis demandé alors quelles formes pouvaient prendre les révolutions… je me suis dit qu’on était peut-être capables d’en trouver de nouvelles. Des moins bêtes, des moins machistes, des moins centralistes, des moins violentes, des moins vengeresses, des moins perverties, des moins vite oubliées… peut-être ?!
Je passe mon temps à réfléchir alors… à imaginer, à trouver mes propres solutions morales, intellectuelles, politiques… la campagne présidentielle, elle, continue… sans que j’en aie absolument quoi que ce soit à foutre. L’élection sera passée que j’aurai toujours pas terminé de penser moi… on fait les choses trop vite pour les gens qui pensent… c’est un avis mon pote.
On fabrique de la peur, on fabrique de la paresse, on fabrique de la bêtise qu’on vend partout, partout, partout et après on fabrique de la politique, du suffrage universel pour ceux qu’ont bien sorti leur petit cul pour aller acheter le fameux triptyque… que pour eux… les autres on les appellera les abstentionnistes… « Ça a rapport avec l’abstinence ? » qu’on me demanderait… « Pas du tout mais presque » que je répondrais… « Ça a rapport avec le viol… ce sont des gens qui ne veulent pas mais qu’on force… » Et comme pour le viol, comme pour l’image que ça renvoie, on est d’une manière égale face à une société de domination qui n’accepte pas qu’on remette en cause les fondements mêmes de sa domination… dominant/dominé… tout va bien pour le moment… mais si ça ne va plus demain…
Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas voir le sang couler des feuilles des peupliers…
Ici à Rennes tout va bien.