Bernard Lavilliers aime parler anglais avec l’accent jamaïcain, celui « qu’aucun anglais d’Oxford ne peut comprendre. » C’est parce qu’il a appris l’anglais en Jamaïque en 1979 qu’il ne parle qu’au présent : « les poètes comprennent, les musiciens comprennent, mais pas les hommes d’affaires. De toutes façons, ils ne comprennent jamais rien. »
Par Camille Balzinger, journaliste
Il est là pour présenter son dernier album studio, 5 Minutes au Paradis, sorti l’année passée. « Je n’ai pas pu le faire avant. Tout le monde sait que ça fait 10 ans que je ne suis pas venu, mais apparemment personne m’en veux. » Lavilliers parait être de ces humains qui ont en eux la folie sage de l’amour de la vie, conscients d’avoir vécu ce que d’autres n’ont pas. « J’ai fait des reportages dans les guerres, j’ai vécu à nouveau au Brésil, en Haïti, je suis retourné en Russie… »
« Celui qui dit qu’il gagne du temps, il m’a toujours fait marrer. On ne perd pas de temps, on ne gagne pas de temps : le temps est immuable. » À 72 ans, Lavilliers propose des chansons toujours engagées, comme Croisières Méditerranéennes, ou La Gloire, poème très noir de Pierre Seghers, qui parle de la guerre d’Algérie. Mais ce sont des morceaux toujours très doux, et trahissant bien ce qui paraît être son état d’esprit du moment : « j’ai vraiment tout vu je crois. Mais je ne suis pas du tout ni pessimiste ni blasé, et je ne peux pas donner de conseils, parce que la vie change tout le temps. »
Lorsqu’on lui demande si son album peut avoir un écho ici, il rétorque que « c’est la même chose que ce qu’écrit Seghers, c’est exactement pareil. C’est comme Bolsonaro qui dit ‘les indiens je m’en fous’, il le fera sans doute. Il a été élu démocratiquement comme Hitler, il ne faut jamais oublier ça. Les dictateurs maintenant sont élus démocratiquement, ce que Mitterrand appelait le coup d’état permanent. Au fond c’est ça, ils ont la légitimité des voix. C’est incroyable. »
« Les Québécois qui m’aiment bien me connaissent… Je suis un provocateur »
Il ne sait pas si l’album va plaire ici, parce que l’album est complexe, mais « les Québécois qui m’aiment bien me connaissent et ne s’attendent pas à ce que je leur donne des chansons d’amour à la con. Je suis un provocateur. » Il estime pareillement que, si quelque chose lui plait, il y a des chances que cela plaise à d’autres.
Le rôle de l’artiste aujourd’hui, dans les montées des fascismes et les radicalisations populistes émergentes ici et ailleurs, c’est la provoque. « Nous, qui ne sommes pas des commerçants et qui ne possédons rien, on peut encore avoir le prestige de l’ironie et de la provocation. »
D’après lui les artistes peuvent faire évoluer le monde, mais on ne sait jamais quand. Picasso par exemple, ou Aragon aussi. « Lorsqu’un ouvrier regarde un Picasso, ou lit Aragon, il comprend. Ça fait de Picasso un grand peintre, et d’Aragon un grand poète. »
Bernard Lavilliers ne travaille pas pour la postérité, même si « les généraux sont moins connus que les artistes, si vous prenez sur 3000 ans : philosophes, artistes, pythagoriciens. » De même, il ne raconte pas sa vie dans ses chansons, « pourquoi faire. » Ce n’est pas à propos de lui que son œuvre est construite, mais bien à propos du monde, des mondes qu’il connait et qu’il a connus. « Le rock, le jazz, le latino de New York – la Salsa –, les musiques Africaines, Brésiliennes, et la musique classique évidemment, sont des musiques qui m’inspirent. Alors je vous fais voyager, musicalement, avec des textes qui sont vrais et qui vont avec. »
« Les jeunes ?… ils se démerderont »
Si cela n’était pas assez clair, il précise qu’il ne peut pas « faire de chansons d’amour à la Julio Iglesisas, » car ce n’est pas son style. Même si l’amour est « un magasin immense, » ce n’est pas sa spécialité. Par contre, sa femme sait que certaines chansons sont en fait d’amour, « il faut juste qu’elle cherche, qu’elle creuse. » Une œuvre complexe donc, des textes clairs et profond à la foi, ne cherchant jamais à plaire coûte que coûte.
Quant au futur, et aux jeunes, et bien « ils se démerderont. Au fond c’est une guerre économique là, et pas une petite. Une grosse. La guerre est une arme économique, de toutes façons toutes les guerres sont économiques. On peut vous raconter que c’est une guerre de religion, ça fait toujours plaisir, mais ce sont toujours des guerres économiques. »
Bernard Lavilliers reste finalement cet auteur-compositeur-interprète s’entourant de musiciens talentueux, à la hauteur des textes et des exigences qui l’ont fait connaitre. Il avoue être un grand timide, mais fait preuve d’une lucidité, d’une humanité lui permettant de faire voyager ses idées et sonorités – musicales et littéraires. Il s’appuie sur le monde, les poètes les artistes, et c’est lui qui me rappelle que René Char disait de la lucidité qu’elle était la blessure la plus proche du soleil. Lavilliers fait avec ce qui l’entoure et crée du beau, du puissant, du drôle aussi parfois.
Il jouera à Québec le 13 Novembre, et à Montréal le 15.
« Venez me voir car je suis le mec le plus mystérieux que vous allez jamais rencontrer. »
(Crédit photo: Camille Balzinger)