Ici à Montréal, tout va bien.
Il est 10h40. De quoi je te parlais ? Ah (oui), l’accident…
Je ne suis pas certain que cela se soit passé comme je te le racontais. Où même cela se soit simplement passé. Pourtant cela aurait pu. Plus de deux mille accrochages « déclarés » à Montréal, lors de ces trois dernières années, une quinzaine de morts. De quoi appeler à la vigilance en tout cas, et dans le mien à l’attention. Je termine ma descente, j’arrive entre Berry et Maisonneuve : au pied de la bibliothèque. Je me remobilise devant la force du réel, devant son imprévisibilité. Il est 10h40, je suis en retard. La camionnette attendra.
À la végétation du parc Lafontaine succède la ville : la vraie. L’asphalte et le bruit, les bagnoles, les touristes, les « clics-clacs », les « vroum-vroum », les odeurs de « pas bon ». Boulevard de Maisonneuve : à partir de maintenant c’est tout droit. J’accélère un peu. Je traverse le quartier des spectacles. J’arrive au croisement de Parc. Sur cette partie du trajet, j’ai une impression étrange, un truc presque mystique : les buildings, la verticalité, l’asphalte, la ville et ses relents gastriques, son tohu-bohu. Il faut être attentif : piétons, vélos, bagnoles, il y a matière à se manger des trucs dans les rayons.
Je continue mon chemin. Naît la sensation grisante de traverser le cœur bouillonnant d’une ville, et de n’être plus que jamais, qu’une minuscule fourmi qui trace sa route aux pieds des buildings. Ces mastodontes qui plaquent leurs ombres au sol tandis que leurs têtes, bien à l’abri dans les hauteurs, baignent fièrement dans le ciel et sont auréolées, en ce matin où je t’écris, d’une lumière qui donne autant de majesté et de grandeur à ces constructions monumentales, qu’elle n’en moque la fragilité, la lourdeur, les vaines prétentions.
J’arrive au croisement de Maisonneuve et de Saint-Marc. Je m’arrête, je baisse la tête. Jadis, un type a dû profiter du ciment frais pour inscrire de son doigt : « The duke », sur le sol. Je pense à mon pote Vince, je rigole. Je lève de nouveau la tête. Depuis cinq minutes il y a cette cycliste devant moi. Je ne lui vois pas le visage, seulement les formes. Je pense à mon pote Frespo. Il faut être attentif : les shorts des filles, ça vous détourne des nids de poule. Feu vert, tandis qu’elle redémarre je me dis que le vélo a des charmes que la voiture ne peut concurrencer. Je suis en retard. Je fais « vroum-vroum » avec la bouche.
Devant moi l’entrée du quartier Westmount, à l’intersection de Maisonneuve et de Wood. Ici, il y a une comme quatrième dimension, une zone mystérieuse. D’abord, cette curieuse église : « the church house of Prayer », qui à chaque fois m’intrigue davantage. Une vieille bâtisse : antiquité de briques, petite et rabougrie, dont l’apparence miteuse contraste avec la rigueur sûre et fortunée des bâtiments voisins. La petite chapelle me fait curieusement écho. Je ne comprends pas pourquoi.
Je continue et voilà que se produit de nouveau cet « étrange phénomène ». Sitôt passé l’entrée du quartier, la nature semble se mettre au pas. Aucun son ne provient de la ville en arrière. Une sphère de silence. Les chiens n’aboient pas, les oiseaux ne chantent pas. La vie paraît domptée, comme mise en sourdine. Westmount est l’un des quartiers plus fortuné du pays. Cela se voit. J’arrive à hauteur de la «job », je gare mon biclou devant le magasin de vélos. Comparé à ceux qui sont exposés en vitrine, le mien parait d’une autre époque, avec son armature bleue et son autocollant : leader. J’aime mon « Tardis ». Il n’est pas idéal, mais il est « beau » comme tout le monde me le répète. J’entre dans la pâtisserie. Je salue mes collègues. Il est 11h03, je suis en retard comme d’habitude.
Neuf heures plus tard, me voilà sorti. La nuit tombe et j’entame le trajet retour. Je m’arrête rue Rachel, à cette maison du cycliste, face au parc Lafontaine. L’on peut y manger un bout, y prendre une bière aussi. J’écris sur la journée, quelques notes, quelques commentaires. Lorsque je grimperai les marches tout à l’heure et que je garerai mon vélo dans la galerie extérieur, l’araignée y verra le signal pour débuter sa nuit, pour reconstruire sa toile. Cette idée en tête, je ferme mon carnet et sort du bistro. Je me dis que je devrai lire Le Mythe de Sisyphe de Camus, que je mourrai moins con. Il est 21h00. Je reprends mon vélo. J’avance vers chez moi et tandis que je tourne la tête vers la maison du cycliste, je découvre amusé qu’ils l’ont appelée… Marius.
Ici tout va bien.
Ici à Rennes, tout va bien.
C’est pas de la petite affaire que de devenir père, je t’assure. J’en reviens pas. Du mal à réaliser. T’as la liberté qui te coule dans les veines et d’un coup… d’un coup sec… tu te retrouves responsable d’une chose qui respire, qui mange, qui chie, qui gazouille et qui compte sur toi… ça fait bizarre, crois-moi.
Tu sais ce qu’on lui a donné comme deuxième prénom ? C’était histoire qu’il ait quelque chose à raconter… on est vachard (on aurait pu l’être plus encore)… on lui a donné « Jack ». On voulait que ça ait un sens, que ça ne soit pas pour faire beau ou bien dans les clous… Jack, c’est pour plusieurs choses. La première, c’est la référence à Jack London et Jack Kerouac, qui sont deux de mes auteurs préférés. Kerouac il nous rapproche un peu… d’origine bretonne et québécoise. La deuxième, c’est en référence au surnom qu’on donnait au bébé quand il était dans le ventre… on l’appelait « haricot », en raison de sa forme… du coup « Jack et le haricot magique ». Ça nous a fait marrer. Enfin voilà.
En tout cas ce gamin, c’est du pur bonheur. On le trimballe, il bronche pas. Il suit… tu me diras, même s’il voulait pas suivre, l’aurait pas le choix. Mais bref, il est vraiment commode comme gamin. Tiens regarde… je te parlais de Bulat-Pestivien l’autre jour… tu sais, le centre-Bretagne, berceau des mystères du monde, etc, etc. Et bien nous y sommes retournés il y a peu de temps.
Je devais faire la promotion de notre livre sur la tournée des vieux bistrots de Bretagne. On rentrait de vacances avec Charlotte et Marius. On a débarqué en camion là-bas.
Je suis rentré dans le bar… rien n’avait changé. Les patrons avaient la même tronche. Et le même sourire. On a commandé, avec mon pote Yann qu’était déjà là, une bonne bière belge… qu’on a bu d’un trait pour commencer… je voyais notre bouquin pour la première fois. Je n’étais pas peu fier. Un beau bouquin, couleur, photos, textes, grand format… avec marqué dessus « Sylvain Bertrand et Yann Lestréhan »… j’ai dansé de joie et j’ai recommandé une bière.
Le ciel commençait tout juste à reprendre ses couleurs d’automne. Tout juste 11 mois que nous avions débarqué ici pour la première fois… j’ai des souvenirs plein la caboche.
Marius, 3 mois, regarde tout autour… il ne doit rien comprendre, mais il observe… ses grands yeux tournent dans tous les sens… il mange ses mains, le poing entier dans la bouche, à cause des dents… et sa petite crête qui rebique sur le haut de son crâne.
Les amis de l’année dernière débarquent. On est content. On se serre des poignes avec d’immenses sourires. Des potes de Rennes nous rejoignent aussi. La soirée commence. Les verres tournent. On expose les photos de Yann.
Le patron fait silence tout à coup, il dit « Maintenant, on va écouter une lecture de Sylvain ». Ça je ne m’y attendais pas, il m’a prévenu quelques minutes avant… du coup, je n’ai pas préparé ce que j’allais lire… je réfléchis et je me dis que le mieux c’est de faire un truc sur le bar… le chapitre qui lui est consacré.
Je monte sur une chaise. J’ouvre le livre. Tout le monde me regarde. Mon fils aussi. Grands yeux, le poing dégoulinant de bave, la mèche bien haute…
Je lis.
Les gens se marrent… À peine commencer et j’ai l’air con… je n’avais jamais fais attention à la teneur de mes propos dans ce que j’avais écrit. Mon pote et moi on est quand même très proches, du coup, on ne fait pas attention… là… dans le texte, je sors qu’il fait froid et que je retourne dans le camion me réchauffer sous la couette avec Yann. Forcément, ça pousse à la réflexion… Charlotte rit, Marius ne pige rien, je rougis.
Je continue. Le pire arrive. Je cause, je cause… et j’en viens à un conflit qu’il y a avec l’autre bar du village. Et j’y vais sec. Je fais jamais semblant moi… du coup je me sens mal à l’aise… il y a peut-être des clients de l’autre bar pour cette soirée… tu me diras, c’est bien fait… parce qu’y’a ça ici aussi… en Bretagne… l’intolérance. Si l’autre bar faisait la guerre à celui-ci, c’est parce que les patrons viennent du nord de la France. Bon dieu, c’est chauvin la Bretagne… en particulier dans le centre-Bretagne… même si tu viens du village d’à côté tu peux passer pour un étranger… On se tire dans les pattes parfois. C’est quelque chose. Tiens, un exemple encore plus concret… même pour nos fameuses galettes… ceux du Finistère sud trouvent que les galettes de la Haute-Bretagne c’est de la supercherie… ceux du Morbihan se considèrent comme les plus fins gourmets… ceux de Saint-Brieux en font des épaisses qui plaisent pas à tout le monde… et de manière générale, les Finistériens iraient jusqu’à s’accorder le monopole de la galette (enfin de la crêpe, parce qu’eux ils disent crêpes alors qu’ici on dit galette quand il s’agit de sarrazin)… enfin c’est le bordel… et encore je ne parle pas de Saint-Malo. Et pourtant, on a pas mal le coeur bien placé. Les Bretons, me serait avis de dire, que ça aime les gens, que ça aime l’Homme, avec un grand H. C’est le côté péninsule… la mer… les bateaux, les voyages… les peuples dont l’histoire est nourrie par le voyage, l’exil, sont ouverts sur le monde… brut de pomme mais foutrement beaux. Non ? Ici en Bretagne tout va bien… même pour Marius.]]>