Cette nuit était sans doute l’une des plus froides que j’avais connue; le thermomètre affichait – 23° et dans les rues de Montréal, les bancs étaient recouverts d’un épais manteau de neige qui brillait à la lueur des phares des voitures. En bordure des trottoirs, des tas de neige irréguliers et à la couleur grise avaient été déversés par les camions en charge de l’entretien des rues.
Sorti du métro, je remontais la rue Beaubien et marchais en direction du restaurant Tsak-Tsak, spécialiste de la cuisine Malgache. J’avais rendez-vous avec la communauté créole et malgache pour célébrer les 168 ans de l’abolition de l’esclavage.
Par JayThomas, Réunionnais de Montréal, blogueur
Je suis né libre et c’est avec cette idée d’une liberté héritée de mes ancêtres que je me donne la possibilité d’évoluer ici ou ailleurs. Je passe la porte du petit restaurant et je constate que les membres de l’association Réunionnais du Québec Nou lé là sont déjà là, à l’aise, lancée dans des conversations autour des fêtes de Noël. Moi, je me fais discret, je dépose mon manteau encore chaud dans le couloir sombre du restaurant et enfin je rejoins une amie d’enfance et entame une conversation; elle me demande comment se sont déroulées ces dernières semaines hors de Montréal ? Eh bien, Toronto est une nébuleuse merveilleuse, c’est un New-York Canadien aux taxis oranges, mais qu’il est bon de retrouver Montréal, elle, qui s’apaise après le coucher du soleil.
Dans un coin de table une famille réunionnaise s’installe et les enfants tout excités commencent à s’alléger de ces pulls de laine lourds pour enfin mieux chahuter. Sur la table de droite, des groupes se forment peu à peu. Une jeune fille que je crois être Malgache est vêtue d’un pull rouge et à la surprise générale, nous découvrons qu’elle est une métisse Nippone-Nigérienne. Elle a bien fait de venir dans ce restaurant où la « Réunion » des peuples rime avec liberté.
Carry la liberté
Je ne dois pas vous cacher qu’un bon repas créole est toujours accompagné d’un apéritif et c’est ainsi que les samoussas aux légumes, l’achard de légumes, les bouchons à la blancheur pâle, les bonbons piments croustillants du traiteur Marmite su l’feu sont disposés dans des « Vannes », sorte de plateaux ronds et tissés à la main dans une toile faite de Rafia. J’arrose ces amuse-bouches de piment Sriracha et après avoir bu une bonne gorgée d’eau, je prends mon plat bien en main et grignote en attendant le lancement des festivités.
C’est parti ! Louisa ouvre cette soirée en remerciant l’ensemble des personnes présentes. Une réunionnaise, installée depuis plus de dix ans au Canada et travaillant avec des personnes atteintes de surdités, traduit toute amusée dans la langue des signes les mots de la co-fondatrice de l’association Réunionnais du Québec Nou lé.
Elle honore aussi les bénévoles ayant participé de façon active à la réussite de cette soirée. D’ailleurs, ils sont tous invités à rejoindre la petite estrade faisant face aux publics. Cette soirée sera faite de surprises artistiques : show musical, Slam, lecture de textes… C’est sans doute la meilleure façon d’honorer la mémoire de nos pères.
Un artiste musicien d’origine Malgache attend tout prêt de la seconde porte d’entrée. Il ne va pas tarder à monter sur scène pour délivrer un message revendicateur et plein d’amour. Dans son pull-over jaune , Dédèn Dèndé s’exprime tout en vigueur. Il communique avec la petite audience en créole Mauricien puis s’amuse avec elle dans un créole Réunionnais plutôt bien maitrisé. Il porte l’emblème de la Grande île : le Ravenala, l’arbre voyageur qui étend ces branches vers l’horizon. Je sens en lui l’amour des îles et cette envie d’embrasser les Mascareignes de sa musique. De son passage au Port, ville de la Réunion, il se souvient d’un ami d’origine Indienne, un « Malbar », qui s’était demandé pourquoi nous pouvions parfois être sauvages, « en graine » comme dira le créole ? Pour cet ami la « sauvagerie » créole est le fruit d’un trop plein d’origines : Malgache, Indienne, Africaine, Européenne, Chinoise, Arabe…À cela, Dédèn Dèndé répond que « le créole est la nouvelle nation qui s’en vient », que l’on soit à la Réunion où à Montréal, c’est partout pareil. Sur ces mots, la foule s’embrase et il demande au patron qu’il appelle « Tonton » du restaurant de lancer sa bande son. Les mots de rap résonnent : « Il faut qu’on dédicace man »…
Après ce show animé, il est temps de se restaurer. Le patron du restaurant soulève les grands plateaux repas : Poulet au coco, Carry Poisson Tilapia, Riz cantonnais végétarien, Romazava. Il y a là des plats riches et savoureux accompagnés d’un verre de vin rouge. Je suis transporté à la Réunion le temps d’un repas. Sous l’emprise de la liberté au coeur de laquelle se sont endormis les esclaves libres, je songe à demain. Tout près de moi, un homme au tatouage en forme de cercle sur son bras me confie que le poisson de ce soir est succulent. Sa chair est juteuse, fine et quand je regarde dans le grand plateau, je vois qu’il ne reste plus grand chose. Quel dommage ! En face de moi se tient un couple dont le garçon est originaire des antilles. Pris dans la tourmente joviale, il taquine un jeune homme au visage long et la taille élancée. À les écouter, il serait le seul Comorien de Montréal. Un autre jeune homme réagit vivement en disant : Euh ! Je crois que le patron du restaurant le Bokit est d’origine comorienne, les gars !
Les amis des Comores, on vous invite à vous manifester et à venir participer à nos événements ! Plus on est de fous, plus on rit !
Allons Kraze un bon maloya
Après ce repas, vient le temps de l’amusement; les jeunes femmes demandent à danser. L’une à la robe bleu aux fleurs blanches et l’autre à la robe jaune aux fleurs immaculées réclament de la musique. Le patron du restaurant lance une liste de chansons. C’est assez folklorique et le temps de cette soirée, je lui viens en aide et m’improvise Dj, si l’on peut appeler cela un Dj (humour). Nous dansons sur la musique des îles; le maloya tourne en boucle et les mères de famille pourtant timides se déhanchent au rythme du «Roulèr ». Des enfants dans un coin de table s’essayent au Kayamb sous l’oeil des parents cloués à leur chaise.
Danyel Waro, Gramoun Lélé, Baster, Destyn Maloya font vibrer le coeur de cette petite foule. Les pieds nus, ces femmes rient et prennent du bon temps, tandis que je discute avec le patron et lui demande des explications sur ces horloges plaquées contre le mur. L’une indique l’heure, de Madagascar, une autre l’heure de Montréal et la troisième en plein milieu indique l’heure du Tsak-Tsak.Je demande qu’elle est cette heure ? Où est la ville de Tsak-Tsak ? Il répond que Tsak-Tsak est un lieu imaginaire, à mi-chemin entre l’île de Montréal et la grande île. C’est une Réunion pareille à la notre, belle et placé haut dans le ciel. Allez-y jeter un coup d’oeil le temps d’un café ! Vous allez aussi pouvoir vous procurer de la vanille ou des épices Malgaches.
Écouter la voix du passé
À Tsak-Tsak le feu sacré brûle et après cet instant musical les esprits s’apaisent. Il est temps de déguster un gâteau manioc préparé par la famille Chamand et d’écouter un « Fonkèr » (court texte) de Louisa, auteure réunionnaise publiée à Montréal. Elle lit son écrit sur la beauté de l’île, sur l’esclavage et sur Hell-bourg. Elle le dit avec ses mots : « Nous avons dit non à l’abrutissement ».
Nous avons dit non à l’injustice sociale. À Hell-bourg, ceux partis « marrons » ont refusé d’être privés de liberté. Ils ont refusé de subir la traite négrière et de se muter en une bête destiné à la besogne. Je pense après tout que l’esclave, mon ancêtre, déporté de sa mère Afrique, est fait de sang et de poussière. Son corps fut un outil consacré au rendement mais son coeur et sa pensée fut espoir et humanisme. Il s’était projeté dans le futur pour pouvoir vivre le rêve et c’est aussi grâce à l’amour qu’il a su comprimer sa haine à l’égard d’un code noir injuste. Avant d’être nègre, mulâtre ou quarteron, l’esclave était un frère semblable à son maître.
Les îles d’aujourd’hui sont « Liberté » et nous sommes libres de commémorer chacun à sa façon la mémoire de ceux qui s’étaient donnés la mort, ne voulant plus porter la fleur de Lys à l’épaule. À l’instar d’Auguste Lacaussade, je veux m’endormir là où l’air l’odeur des camélias et du jasmin.
Ce sont là mes souvenirs de cette soirée et mes derniers mots…
La musique se fait plus sourde. Les participants commencent à quitter les lieux. J’en vois qui échangent des contacts et invitent ceux qui sont seuls pour le réveillon de Noël à venir chez eux. Il est temps de partir sous la neige.
Je rentre chez moi, content d’avoir partagé un moment avec toutes les personnes venues fêter l’abolition de l’esclavage. À mesure que le temps passera, 1848 se fera passé mais tâchons de toujours nous en souvenir pour ainsi mieux vivre notre Kréolité.
Bonne Fêt Kaf Zot Toute
(crédit photo: Association Réunionnais Du Québec Nou Lé La)