Par Camille Balzinger
Jacob Khrist va avoir 40 ans. Il serait injuste de le qualifier de photographe, même s’il fait des photos. Il ne veut pas qu’on l’appelle artiste, même s’il se peut qu’il crée de l’art. Il était décrit comme photojournaliste, mais n’est pas tout à fait convaincu par cette étiquette non plus. Jacob Khrist, c’est Jacob, qui travaille de la matière avec justesse, douceur et bienveillance. Et avec un appareil photo.
Invité à parler de l’art dans les mouvements sociaux lors du festival Chromatic, c’était la première fois qu’il venait à Montréal. Lors de son voyage, il veut vivre et aller voir des amis: Tout ce qui n’est pas du loisir m’intéresse : j’ai écumé des tonnes de musées pendant très longtemps et aujourd’hui j’ai découvert qu’à travers certaines sensibilités on pouvait se nourrir, s’enrichir de beaucoup d’autres choses.
À l’entendre parler de ce qu’il a faisait avant, de ses expériences de vies, Jacob donne l’impression d’avoir déjà vécu 100 ans – de programmeur à responsable commercial, de l’ébénisterie au BTP, de l’imprimerie à l’administration de réseau, dans l’hacking depuis ses 12 ans, formateur concepteur dans des tours à La Défense… Mais sa sensibilité n’a pas trouvé dans ces cadres-là de porte pour s’exprimer comme elle le devait. Il rencontre alors des artistes tels que Dom Garcia, dont les portraits en noir et blanc, très durs, le touchent particulièrement.
J’arrivais à Paris de Normandie, j’allais dans des clubs au début, puis dans des mondes plus alternatifs, où tout le monde se mélangeait, avec beaucoup d’artistes. Alors j’ai sorti mon appareil photo, et j’ai commencé à documenter ma vie.
Après avoir quitté son travail et suivi une formation à l’École de Métiers de l’Information, Jacob commence à faire ce qu’il fait encore aujourd’hui : rassembler du matériel et expérimenter, dans son laboratoire de vie.
J’ai vu les Femen arriver et militer d’une façon nouvelle, non violente, lumineuse. Et vu les réactions qu’elles ont provoquées, la violence, je me suis dit qu’on appuyait ici sur quelque chose qui ne tourne pas rond.
Précisément cette absence de violence lui parle à ce moment: J’ai peur de la violence, en tant que personne qui a été blessée. C’est un peu comme un bad trip, tout en ce quoi tu as cru s’effondre. Sans savoir trop où il mettait les pieds, il est certain que les individus dans les Femen le touchent et que ça l’intéressait: je m’intéresse aux personnes que je rencontre, c’est ce qui me nourrit.
Jacob capture aussi des moments de fête, des visages de DJs connus ou d’humains qui l’entourent. Ainsi il participe aux soirées au Peripate, à Paris, et exposera plus tard les photographies dans le même espace avant sa fermeture. Il faut voyager pour se rencontrer soi-même, pour rencontrer les autres. J’aime la danse et les milieux comme ça, parce que tu te rencontres toi-même. Avant de parler d’autrui, c’est toi.
J’ai emmagasiné beaucoup de matière, il s’est passé beaucoup de choses. Y’a des moments, faut digérer les choses pour en faire quelque chose. Y’a des fois j’aurais pu faire des trucs plus «bankable». Mais non. Jacob ne conçoit pas de faire de ses images juste un produit qu’il vendrait: Restituer peut être important, précise-t-il, prenant l’exemple du Peripate, où il s’agissait de rendre leurs images aux personnes. Mais ce n’est pas uniquement de cela qu’il s’agit.
C’est compliqué de faire les choses justes, moi il n’y a pas de finalité derrière tout ça : je vis, je voyage, je rencontre… Dans une démarche finalement très égocentrée, les images de Jacob sont sans filtre, perception d’un instant T sans recherche de le transformer. Documenter, de la façon la plus simple donc certainement la plus vraie. C’est peut-être ce qui rend si fortes ses images, qu’elles soient sa perception d’un moment à l’état brut.
Mais pourquoi faire de la photographie son métier? J’aimerais faire des choses qui font évoluer le schmilblik, mais c’est compliqué, d’exacerber. Après avoir passé des milliers d’heures avec des milliers d’êtres, Jacob a été capable de travailler sur des sujets tels que la prostitution, ou sur l’enfance en foyer – à gagner la confiance d’êtres humains. Je ne comprends pas qu’on tue pour se nourrir, mais je comprends le mécanisme. Un fond de questionnement social donc aussi dans ses images, tiré par cette idée d’une bienveillance salvatrice:Dans une société idéale, un individu qui a fait du mal on devrait l’enrober, pour comprendre et finalement déconstruire. Et tout ça avec de la bienveillance et de la douceur. Plus on va remplir les prisons aujourd’hui plus on va construire la société ultra violente de demain.
Passer de l’individu au collectif, de l’intimité au partage… Mêlant privé et public, faisant tomber les barrières qu’on s’impose ou qu’on accepte parfois sans les questionner trop, Jacob Khrist est de ces artistes qui touchent sans chercher à le faire, qui créent ce lien si fort entre humains de tous horizons. C’est en nourrissant cette hyper-sensibilité que j’ai créé les plus beaux rapports qu’on puisse avoir; ça m’a donné confiance en la vie, en le fait de continuer à vivre paisiblement, ça m’a enlevé la peur de vieillir.
Ce que Jacob nous apprend pourrait être que notre intérêt est partout, et que cet intérêt, cette curiosité, devrait en tout temps être belle.