Ici à Rennes, tout va bien.
Par Sylvain Bertrand
Je voulais revenir sur ce que tu me racontais la dernière fois, à propos des personnes en situation d’itinérance. Ça m’a rappelé un texte de Kerouac. Le gars de Lowell…
Dans son recueil de nouvelles, Le vagabond solitaire, il a écrit un texte touchant et sacrément révélateur de nos sociétés contemporaines, un texte fort, brûlant, d’une modernité troublante… Le vagabond américain en voie de disparition.
Le texte commence ainsi : « Le vagabond américain a bien du mal à mener sa vie errante aujourd’hui avec l’accroissement de la surveillance que la police exerce sur les routes, dans les gares, sur les plages, le long des rivières et des talus, et dans les mille et un trous où se cache la nuit industrielle. – En Californie, le chemineau, ce type ancien et original qui va à pied de ville en ville avec ses vivres et son matériel de couchage sur son dos, le « Frère sans logis », a pratiquement disparu, en même temps que le vieux rat du désert chercheur d’or qui cheminait, le cœur plein d’espoir, à travers les villes de l’Ouest qui vivotaient alors et qui sont maintenant si prospères qu’elles ne veulent plus des vieux clochards. »
Voilà comment Kerouac débute sa nouvelle. Les itinérants… ce sont toujours des personnes qui m’ont fasciné. Depuis les premières lectures de Kerouac, de Jack London avec ses Aventuriers du rail , depuis des rencontres un peu partout, sur les routes…
Je me souviens, par exemple, avec précision, du sentiment qui me prit dans tout le corps, lorsque je rencontrai pour la première fois une bande de gaillards, à Bruxelles, qui devait devenir des amis très chers… ils vivaient comme des Clochards célestes… épris de liberté, de voyages, de vie… de passion et de folie créatrice… ils vivaient tel qu’il voulait vivre… et je me souviens de la rupture brutale que cela provoqua chez moi… depuis cette rencontre, j’ai changé… vraiment, j’ai changé… j’ai appris à voir le monde autrement, à oser, à rêver pleinement et à faire de mes rêves des sources d’inspiration pour vivre… un vrai changement radical qui prend les tripes et te remue le bas-ventre…
Je ne cherche pas à comparer le destin tragique de ces femmes dont tu parles, qui ont été battues, brisées, arracher à l’espoir, écrasées… non, mais je reviens sur ce que tu dis par rapport aux politiques qui oublient la complexité de toutes ces situations si particulières, de tous ces individus et qui ne cherchent qu’à rendre leur ville PROPRE… du propre, pas de dégueulasserie dans notre ville… on ne veut que des gens PROPRES, qu’on habillerait tous de la même manière, et qu’on se sentirait mieux ainsi, à flairer le même parfum, à porter les mêmes chaussures, à vivre les mêmes vies, tous ces hommes à qui on apprendrait à marcher pareil, à devenir des HOMMES et à quitter le monde des gosses…
C’est une brûlure pour moi… je revois encore… il y a quelques années de ça… alors que nous buvions des verres en terrasses, en haut de la place des Lices, à Rennes, avec quelques copains… les habituels clochards, les punks à chiens de chez nous, de notre bonne vieille ville si éclectique, froissaient des 8.6 entre leurs doigts plein de corne… des chiens en guet autour d’eux… une femme aux cheveux rougeoyant, au pantalon troué, roulait une cigarette avec du tabac qu’un jeune venait de lui tendre… à côté d’elle un autre enfant perdu, coiffé de capsules de bières (j’ai déjà parlé de lui quelque part), faisaient de grands signes pour illustrer sa révolte…
Je buvais mes bières, avec toute l’énergie que je peux y mettre, j’allumais de temps en temps une clope… j’écoutais mes amis parler, mais je fixais, la plupart du temps, mon attention sur cette bande insolite…
A la deuxième ou troisième bière, des flics, en bleu et tout, sont arrivés, le pied et la jambe fiers, le képi planté sur la tête en signe d’autorité, l’ostentation de la république protectrice… ils ont encerclé les punks, et leur ont intimé de quitter prompto les lieux… « Allez on dégage maintenant » que je les entends dire, crier même… je regarde la scène, dégouté…
Ils ont pris les cartes d’identité, à ceux qui en avaient, et les ont jarreté, littéralement jarreté… allez hop, on épure, on rend clean, faut du PROPRE… ceux-là on va les foutre aux extrémités, dans les banlieues, ou ailleurs (on serait même soulagé qu’ils crèvent, c’est à croire en tout cas), mais alors surtout, on rend PROPRE, notre belle ville doit être débarrassée de tout ça… je me sentais révolté, dégouté… Ô je n’ai rien… Ô j’aurais dû peut-être… Ô nous ne faisons jamais rien…
Mais voilà, les vagabonds, les itinérants, les marginaux, on n’en veut plus… et bien moi, moi, ça me rend profondément triste…
Ici à Rennes, tout va bien.
Ici à Montréal, tout va bien…
Par M.A.N.
Puisque tu en parles, revenons sur l’article de la fois dernière : le témoignage de mon amie sur son expérience de travail, auprès des femmes en détresse qu’elle côtoie. J’avais parlé brièvement de la RAPSIM (réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal), regroupement d’organismes communautaires québécois travaillant auprès des personnes itinérantes, veillant à la défense de leurs droits ainsi qu’à celle des organismes que l’association représente.
On peut lire beaucoup de choses éclairantes sur leur site, (RAPSIM), dont ce problème de la définition même du terme « d’itinérance ». Je te cite celle que la RAPSIM en donne dans son rapport de 2003, intitulé « Comprendre l’itinérance » :
« Des vagabonds du Moyen-Âge, aux « Hobo » américains, des robineux du Québec, aux jeunes de la rue de ce début de siècle, chaque pays, chaque époque historique, a connue une forme d’errance (…). Définir l’itinérance constitue un défi puisqu’elle est toujours a la croisée d’une histoire de vie singulière et d’un contexte socio-économico-politique particulier, où la pauvreté rime avec marginalité, la solitude avec la visibilité dans l’espace publique, l’errance avec la vulnérabilité. Il nous faut plus qu’une définition claire et précise qui fixerait le regard sur une situation particulière. Définir l’itinérance doit s’inscrire dans une compréhension globale des enjeux qu’elle pose. »
L’article de poursuivre :
« (…) L’itinérance est révélatrice des formes de fragilité sociale d’une société ainsi que des moyens dont elle se dote pour y faire face. En tentant de comprendre l’itinérance c’est donc toute la société que l’on cherche à comprendre, dans les manière dont elle inclue ou exclue ces personnes, et dans la manière dont elle essaie ou non de remédier à cette exclusion. »
Et concluant ainsi : « (En) alliant les causes individuelles et les causes structurelles, l’itinérance doit être comprise comme le produit d’un processus d’exclusion, de marginalisation et de vulnérabilisation qui contribue à nier une place dans la société à certaines (de ces) personnes ».
Comme tu le fais justement remarquer, il n’est pas bon de s’écarter d’une représentation collective de la « norme », dont la « sédentarité » constitue, par chez nous, l’un des principaux socles. Feu l’illustre Nicolas Sarkozy, n’avait-il pas déclaré (avec toute la sagesse et la mesure qu’on lui connaît) que les modes de vie « nomades » n’avaient plus leur place dans nos sociétés modernes ? Il devait parler des Roms.
Il est étonnant de remarquer comme, au bout du compte, il est toujours question de notre rapport à l’autre dans son altérité. Les marginaux, sous tous les noms avec lesquels l’histoire a pu les décrier, sont des échos de notre société.
Ils racontent la vulnérabilité de celles et ceux qui la constitue.
Ici à Montréal, tout va bien.
(photo libre de droits)